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Que se passe-t'il vraiment avec le pétrole?

Que se passe-t'il vraiment avec le pétrole?

17 Janvier 2016
Traduction par Jean-Maxime Corneille, article exclusif initial pour le magazine en ligne “New Eastern Outlook” 

S'il ne devait y avoir qu'une seule matière première, dont le prix a la capacité de déterminer la croissance ou le ralentissement de notre économie, il s'agit du prix du pétrole brut. À cet égard, peu de choses sont dites aujourd'hui au regard de la dramatique chute mondiale des cours du pétrole. En juin 2014, la majorité du pétrole brut s'échangeait à 103 $ le baril. Avec une certaine expérience dans le suivi de la géopolitique du pétrole et des marchés du pétrole, je sens venir un gros problème. Laissez-moi partager ces éléments, qui à mes yeux ne se cumulent pas forcément.

Le 15 janvier 2016, le prix de référence américain du pétrole, le WTI (West Texas Intermediate), clôturait la séance à 29 $, le plus bas prix depuis 2004. Alors certes, il y a un excédent de production d'au moins environ 1 million de barils par jour, une situation de surproduction dans le monde et c'est le cas depuis plus d'un an. Certes, la levée des sanctions contre l'Iran va apporter un nouveau pétrole sur un marché déjà saturé, ajoutant une pression à la baisse sur les prix actuels du marché.

Pourtant, dans les jours précédant la levée des sanctions euro-américaines, Seyed Mohsen Ghamsari, à la tête de la division affaires internationales de la compagnie pétrolière nationale iranienne déclara que l'Iran «... allez essayer de rentrer sur le marché de façon à ce que l'apport de production ne cause pas une plus grande diminution des prix... nous allons produire autant que ce que le marché peut absorber1». Donc, la nouvelle entrée de l'Iran après les sanctions sur le marché mondial du pétrole, n'est pas réellement la cause de la forte chute des prix du pétrole depuis le 1er janvier.

Il n'est pas non plus vrai que la demande chinoise d'importations pétrolières se soit effondrée, parallèlement à un effondrement supposé de l'économie chinoise. Durant l'année dernière, jusqu'à novembre 2015, la Chine avait importé davantage, significativement plus (8.9% de plus) par rapport à l'année précédente, et devenait ainsi le plus grand importateur mondial de pétrole avec 6,6 millions de barils par jour2.

Ajoutez à ce chaudron bouillant qui constitue aujourd'hui le marché mondial du pétrole, le risque politique qui s'est dramatiquement accru depuis septembre 2015, avec la décision russe de répondre à l'appel du Président syrien légitimement élu, Bachar al-Assad, par de redoutables frappes aériennes contre l'infrastructure des terroristes de l'EI. Ajoutez à cela encore la rupture dramatique des relations entre la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan et Moscou, depuis que la Turquie en tant que membre de l'OTAN, eut commis un acte de guerre irresponsable en descendant un bombardier tactique russe dans l'espace aérien syrien. Ces derniers développements suggèrent que les prix du pétrole devraient plutôt augmenter que descendre.

La province saoudienne stratégique de l'Est.

Alors, pour faire bonne mesure, rajoutez la décision follement provoquante du Ministre de la Défense saoudien et roi de facto, le prince Mohammed Ben Salmane, d'avoir fait exécuter le Sheikh Nimr al-Nimr, un citoyen saoudien. Al-Nimr, un dignitaire religieux chiite respecté, fut accusé de terrorisme pour avoir appelé en 2011 à plus de droits pour les chiites d'Arabie Saoudite. Or il y a approximativement 8 Millions de musulmans saoudiens loyaux aux enseignements chiites plutôt qu'au courant ultra rigoriste wahhabite considérée comme sunnite. Son crime aura été de soutenir des protestataires appelant à plus de droits pour la minorité chiite oppressée, représentant peut-être quelque 25 % de la population saoudienne. La population chiite d'Arabie Saoudite est massivement concentrée dans les provinces de l'Est du royaume.

Cette province de l'Est du royaume d'Arabie Saoudite, est peut-être la pièce la plus valable de l'immobilier de toute la planète, occupant le double de la surface la république fédérale d'Allemagne, mais peuplée par seulement 4 Millions de personnes. L'Aramco saoudienne, compagnie pétrolière détenue par l'État, est basée à Dhahran dans cette province de l'Est.

La plupart des nappes de pétrole et champs de gaz d'Arabie Saoudite sont localisés dans cette province de l'Est, sur terre et sur mer [offshore], incluant le plus grand champ de pétrole du monde, Ghawar. Le pétrole des champs saoudiens, incluant Ghawar, est ainsi expédié vers des douzaines de pays depuis le terminal pétrolier du complexe de Ras Tanura, le plus grand terminal pétrolier brut du monde. Quelque 80 % des presque 10 Millions de barils par jour pompés par les saoudiens, est acheminé à Ras Tanura donnant sur le golfe Persique, d'où il est chargé sur des superpétroliers à destination de l'Occident3.

La province de l'Est héberge également les infrastructures de l'ARAMCO saoudienne a Abqaiq, constituant le plus grand complexe de raffinage et de stabilisation du pétrole brut au monde, d'une capacité de 7 Millions de barils par jour. Il s'agit du principal site de transformation du brut léger et très léger saoudien, du pétrole provenant du champ de Ghawar4.

Il se trouve aussi que la majorité des champs de pétrole et des travailleurs (cols bleus) sur les raffineries de cette province de l'Est sont... chiites. Ils sont également considérés comme étant favorables au clerc chiite qui vient juste d'être exécuté, le Cheikh Nimr al-Nimr. Vers la fin des années 90, le Hezbollah saoudien Al-Hejaz, mena un certain nombre d'attaques sur les infrastructures pétrolières et assassina également des diplomates saoudiens. Il fut dit à cette époque que ses combattants étaient entraînés en Iran.

Et à présent, un nouvel élément déstabilisant est à ajouter aux tensions politiques, opposant l'Arabie Saoudite et la Turquie d'Erdogan d'un côté, flanqués par le servile Conseil de Coopération des Etats Arabes du Golfe, et de l'autre côté la Syrie, l'Irak avec 60 % de population chiite et son voisin l'Iran, aidés militairement aujourd'hui par la Russie. Des rapports évoquent le fait que le jeune et instable prince ben Salmane de 30 ans, va bientôt être nommé roi.

Le 13 janvier, le Gulf Institute, un laboratoire d'idées [think tank] du Moyen-Orient, écrivait dans un rapport exclusif que le roi Salmane âgé de 80 ans, projetait d'abdiquer et d'installer sur son trône son jeune fils Mohamed en tant que roi. Il était ainsi rapporté que le présent roi « avait fait la navette en visitant ses frères, recherchant du soutien pour une manœuvre de palais qui aurait aussi amené l'éviction du présent dauphin et favori américains, Mohammed ben Nayef, connu pour sa ligne dure et ses prises de position en tant que dauphin (héritier présomptif) et lorsqu'il était Ministre de l'Intérieur. D'après des sources proches de l'évolution des choses, Salmane aurait dit à son frère que la stabilité de la monarchie saoudienne, requérait un changement dans l'ordre de la succession, non plus en ligne latérale ou diagonale mais selon un ordre vertical, selon lequel le roi passerait donc le pouvoir à son fils le plus éligible [le plus proche en ligne verticale]5».

Le 3 décembre 2015, le Service de Renseignement allemand [BND] a fait fuiter un mémo à la presse, avertissant du pouvoir grandissant étant en passe d'être acquis par le prince Salmane, lequel se caractérise par son caractère impulsif et imprévisible. Citant l'implication du royaume en Syrie, au Liban, Bahreïn, Irak et Yémen, le BND déclara se référant au Prince Salmane : « la posture diplomatique antérieure relativement précautionneuse des dirigeants plus anciens au sein de la famille royale, est en train d'être remplacée par une nouvelle politique impulsive d'intervention6».

Et à présent, une chute des prix du pétrole?

L'élément inquiétant dans cette situation plus qu'inquiétante, au sein de ce centre des ressources mondiales en gaz et pétrole qu'est le Moyen-Orient, c'est le fait que dans les dernières semaines les prix du pétrole, qui s'était stabilisé à un niveau déjà bas de 40 $ en décembre, ont encore dégringolé de 25 % pour atteindre 29 $, augurant de sombres perspectives. Citigroup prévoit que le baril de pétrole à 20 $ est une possibilité, Goldman Sachs a évoqué récemment qu'il pourrait tomber en deçà des 20 $ le baril, afin de stabiliser le marché du pétrole mondial, et d'écluser la surabondance de l'offre7.

À présent j'ai un fort sentiment venant des tripes, qu'il y a quelque chose de très gros, très dramatique, qui est en train de se découvrir sur les marchés mondiaux du pétrole pour les mois prochains, quelque chose auquel globalement le monde ne s'attend pas.

La dernière fois que Goldman Sachs et ses copains de Wall Street ont fait une prédiction dramatique sur les cours du pétrole, c'était à l'été 2008. À cette époque, parmi les pressions croissantes s'exerçant sur les banques de Wall Street du fait de la propagation de l'effondrement de l'immobilier américain lié au Subprimes, juste avant l'effondrement de Lehman Brothers en septembre de la même année [2008], Goldman Sachs avait écrit que le pétrole était proche d'atteindre 200 $ le baril. Il venait juste de toucher son point au 147 $. Or à cette époque, j'avais écrit une analyse selon laquelle l'exact opposé était possible, basée sur le fait qu'il y avait une énorme surproduction sur les marchés pétroliers mondiaux qui curieusement, avait uniquement été identifiée par Lehman Brothers8. Il m'avait été dit par une source chinoise bien informée, que les banques de Wall Street comme JP Morgan Chase, était en train de promouvoir et stimuler artificiellement [hyping] un prix de 200 $ le baril, afin de convaincre Air China et d'autres grands acheteurs étatiques de pétrole en Chine, d'acheter leur baril de pétrole à 147 $, avant qu'il ne crève le plafond de 200 $ : un conseil qui en fait nourrissait la hausse des prix...

Puis en décembre 2008, le prix de référence du pétrole Brent s'effondra à 47 $ le baril. La crise Lehman en septembre 2008, qui était en fait une décision politique délibérée de la part du secrétaire au Trésor américain, ancien Président de Goldman Sachs, Henry Paulson9, plongea à la fois le monde dans une crise financière et dans une profonde récession. Est-ce que les petits amis de Paulson au sein de Goldman Sachs, et des autres "mégabanques" clés de Wall Street comme Citigroup ou JP Morgan Chase, avaient su à l'avance que Paulson planifiait la crise Lehman, afin de forcer le Congrès à lui donner carte blanche, c'est-à-dire des pouvoirs de renflouement sans précédent à l'occasion de TARP, soient des fonds de 700 Milliards de $? À l'occasion de cet événement, Goldman Sachs et ses petits amis furent rapportés comme ayant réalisé un gigantesque profit, en ayant parié contre leurs propres prédictions à 200 $ le baril, utilisant pour cela des dérivés pétroliers futurs à fort effet de levier...

Tuer d'abord les "cow-boys" du pétrole de schiste...

Aujourd'hui, l'industrie pétrolière américaine des schistes, la plus grande source de l'augmentation des approvisionnements en pétrole américain depuis environ 2009, est suspendue par les ongles au bord de la falaise d'une banqueroute massive. Dans les derniers mois, la production de pétrole de schiste a à peine commencée à décliner, de quelques 93 000 barils en novembre 2015.

Le cartel des grosses entreprises pétrolières ("Big Oil" : ExxonMobil, Chevron, BP and Shell), ont commencé à se débarrasser de leurs concessions en matière de pétrole de schiste, en les mettant sur le marché il y a deux ans. L'industrie du pétrole de schiste aux États-Unis est aujourd'hui dominée par ce que BP ou Exxon appellent des « cow-boys »10: des compagnies pétrolières agressives de taille moyenne, pas des "majors" [compagnies principales du cartel]. Les banques de Wall Street comme JP Morgan Chase ou Citigroup, qui financent historiquement Big Oil, ainsi que Big Oil elle-même, ne verseraient clairement pas de larmes si devait être atteint le point où le "boom" [la prospérité] du schiste devait terminer en poussière, ce qui les laisserait de nouveau aux commandes du plus important marché du monde [celui du pétrole, évidemment]. Les institutions financières qui ont prêté des centaines de milliards de dollars aux « cow-boys » du schiste durant ces cinq dernières années, vont subir le prochain examen biannuel de leurs prêts en Avril prochain. Avec des prix stationnaires vers les 20 $, nous pouvons nous attendre à une nouvelle et bien plus sérieuse vague de faillites de ces actuelles compagnies pétrolières. Dans ce cas, le pétrole non conventionnel, y compris l'énorme réserve des pétroles de Tar Sands de l'Alberta (Canada) serait bientôt un passé révolu.

Mais ceci, seul, ne parviendra pas à restaurer des prix du pétrole vers les 70-90 $, que le cartel "Big Oil" et ses banques de Wall Street associées trouveraient confortable. L'excédent venant du Moyen-Orient depuis l'Arabie Saoudite et ses alliés arabes du Golfe, doit être massivement réduit. Or les saoudiens ne montrent aucun signe en ce sens. Voici ce qui me perturbe autant si j'examine la vue d'ensemble du tableau...

Et si quelque chose de très laid devait se préparer dans le golfe Persique, qui pourrait être de nature à augmenter dramatiquement les prix du pétrole plus tard cette année? Et si une vraie guerre ouverte couvait entre les chiites et les wahhabites dans l'État pétrolier wahhabite? Car jusqu'à maintenant il ne s'est agi que d'une guerre par procuration en Syrie, principalement11. Mais depuis l'exécution du clerc chiite et l'émeute iranienne en représailles contre l'Ambassade saoudienne à Téhéran, menant à une rupture des relations diplomatiques avec les saoudiens (et les autres états Arabes sunnites du Golfe), la confrontation est devenue beaucoup plus directe. Le Dr. Hossein Askari, ancien conseiller du Ministre des Finances saoudiens, a déclaré que « s'il devait y avoir une guerre confrontant l'Iran et l'Arabie Saoudite, le pétrole pourrait en une seule nuit grimper vers les 250 $, puis décliner ensuite vers un nouveau plus raisonnable de 100 $. Si ces deux pays devaient s'attaquer réciproquement leurs capacités de stockage, alors nous pourrions voir un prix du pétrole à plus de 500 $, qui pourrait perdurer un certain temps, le temps selon l'étendue des dommages ...12»

Tout ceci m'indique que le monde s'achemine vers un nouveau grand choc pétrolier. Il semble que cela soit presque toujours au sujet du pétrole. Car ainsi que Henry Kissinger fut rapporté l'avoir énoncé durant un autre choc pétrolier dans les années 70, lorsque l'Europe et les États-Unis faisaient face à un embargo pétrolier de l'OPEP et que de longue queue d'automobilistes se formait au pompes à essence : « si vous contrôlez le pétrole, vous contrôlez les nations entières ».

Cette obsession du contrôle est en train de détruire rapidement notre civilisation. Il est temps de porter nos efforts sur la paix et le développement, non plus sur la compétition entre les plus grands nababs du pétrole sur cette planète...

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1 « Iran Says Post-Sanctions Crude Output Boost Won’t Hurt Price » (Washington post/Bloomberg, 2 janvier 2016) http://washpost.bloomberg.com/Story?docId=1376-O0BSA66S972801-19IBG5ICEDU33N0P5KS9JUMI8C
2 Platts, China's Oct crude oil imports rise 9.4% on year to 6.23 million b/d, 9 Nov 2015, http://www.platts.com/latest-news/oil/singapore/chinas-oct-crude-oil-imports-rise-94-on-year-26271128
3 ARAMCO, Port Ras Tanura, http://www.saudiaramco.com/content/dam/Publications/portsterminals/Portof_RasTanura.pdf.
4 Saudi Aramco Abqaiq Plants Facility, Saudi Arabia, http://www.hydrocarbons-technology.com/projects/abqaiq-aramco/
5 Ali AlAhmed, Exclusive: Saudi King to Abdicate to Son, January 13, 2016, http://www.gulfinstitute.org/exclusive-saudi-king-to-abdicate-to-son-2/
6 AP, German Intelligence Warns Saudi Arabia Is ‘Destabilizing Arab World,’ December 3, 2015, http://www.mintpressnews.com/saudi-arabia-destabilising-arab-world-german-intelligence-warns/211768/
7 Dan Murtaugh and Robert Tuttle, The Possibility of 20 dollar Oil Doesn't Sound So Crazy Anymore, January 12, 2016, http://www.bloomberg.com/news/articles/2016-01-12/-20-oil-no-longer-mirage-as-world-confronts-price-at-12-year-low.
8 F. William Engdahl, Behind Oil Price Rise: Peak Oil or Wall Street Speculation?,16 March 2012, http://www.engdahl.oilgeopolitics.net/print/Behind%20Oil%20Price%20Rise%20Peak%20Oil%20or%20Wall%20Street%20Speculation.pdf
9 Voir sur ce point Eric Laurent : « La face cachée des banques », Plon, 2009.
10 On dirait plus facilement des "corsaires" en français.
11 NDT : par extension évidemment en Irak.
12 360 Oil, Iran and Saudi Arabia if Current Actions Escalate to War What Happens to Oil Prices?, January 7, 2016, http://www.oilandgas360.com/iran-vs-saudi-arabia-if-current-actions-escalate-to-war-what-happens-to-oil-prices/

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